Epouse, mère de 4 enfants et architecte de métier, Joan Razafimaharo prouve qu’il est possible d’avoir une vie de famille tout en vivant de sa passion. Interview.
Studio Sifaka : Depuis quand êtes-vous architecte ?
Joan Razafimaharo : J'ai travaillé dans plusieurs firmes d'architectes depuis la 3è année à l'Ecole d'Architecture. J'ai été salariée au Canada pendant 6 ans et je suis rentrée à Madagascar pour collaborer avec plusieurs architectes, après avoir ouvert ma propre firme en 2014.
Vous avez eu votre première fille en 2009, alors que vous travaillez déjà depuis trois ans…Dans quelle mesure les pauses imposées par la maternité ont-elles eu un impact sur votre carrière ?
Il y avait une réalité à assumer quand on avait appris ma première grossesse : que j'allais réduire drastiquement mon rythme de travail et que, d'une façon ou d'une autre, le revenu du ménage allait baisser. Si la plupart du temps, ce sont les hommes qui tentent de compenser ce manque à gagner, nous avons décidé ensemble de partager les tâches à la maison et les soins aux enfants pour équilibrer notre temps (et énergie !). Du coup, nous faisons tant bien que mal la balance entre nous. Mais j'avoue avoir eu beaucoup de chance d'avoir eu ce support system.
Vous sentiez-vous parfois tiraillée entre votre rôle de mère et votre métier ?
Je suis passionnée par mon métier et même si être mère est très prenant et que ma présence est indispensable auprès des enfants, j'ai appris à capitaliser sur mes activités. J’ai pris la bonne habitude de me concentrer sur des projets qui apportent quelque chose en apprentissage et expériences afin de ne pas "regretter" le temps perdu loin de ma famille. Mais là encore cela m’a pris un temps fou pour reconnaître que certains environnements sont trop toxiques pour y rester. J'ai eu à sacrifier de belles opportunités de projets en termes financiers et de carrière quand je voyais que cela allait trop me bouffer moralement. Il fallait prioriser la disponibilité émotionnelle et préserver la santé. Les enfants ne cherchent pas vraiment de nouveaux jouets mais une maman en forme et à l'écoute.
Comment les gens de votre milieu professionnel réagissent-ils lorsqu'ils apprennent que vous avez 4 enfants ?
Quand je suis rentrée au pays définitivement, je ne connaissais pas vraiment grand monde dans ce milieu. Ma stratégie a été de faire beaucoup d'activités en bénévolat auprès des Institutions et du grand public pour exposer mes compétences et mon engagement. À l'Ordre des Architectes Malagasy (où je suis Secrétaire Générale), je reste toujours disponible pour animer des commissions et assister dans les travaux. Lorsqu'un de mes confrères m'avait demandée "où je laissais mes enfants pendant toutes ces activités? ", je pense qu'il avait loupé le siège-auto du bébé sous la table !
Les gens sont donc généralement surpris, impressionnés …
Les gens sont habitués à voir les femmes cataloguées comme "au foyer", "au travail" et très souvent assignées à une tâche où on demande à être méticuleuse, professionnelle sinon impeccable pour assurer la réussite. On ne nous donne pas non plus beaucoup de choix car il y a très peu d'opportunités qui s'offrent à nous, surtout dans les professions d'hommes. J'ai très tôt démontré à mes collègues et surtout à mes clients que mes cernes et mes cheveux (très souvent) mal coiffés sont le résultat du boulot compliqué et non pas particulièrement à cause de la nuit blanche du bébé qui a fait ses dents mais surtout que j'ai réussi à livrer dans les délais.
En tirez-vous une certaine fierté ?
J'essaie souvent en ce moment de partager mes expériences avec les autres femmes, amies, collègues et des plus jeunes en début de carrière ou encore étudiantes. Si on partage toute cette pression de la compétition dans le milieu du travail et d'assurer la balance famille-travail, je constate que beaucoup ne sont pas armées à persévérer et choisissent de rester au foyer. Ce qui est tout aussi bien pour le peu que cela n'ait pas d'impacts sur leur moral. En partageant mes anecdotes et en demandant des conseils en retour, je réalise surtout qu'il y a beaucoup de bienveillance autour de nous. Cela me rend rassure de savoir qu'il y aura toujours une "mamie par procuration" ou une "cousine d'occasion" qui comprendra la situation. Cette sororité, qui se manifeste par des petits clins d'œil en réunion ou des petits "pas grave" dans les emails quand tu te plantes dans les destinataires, des jeunes femmes qu'on "abritent" dans nos bureaux ou nos voitures pour qu'elles puissent allaiter leur petit au calme et dignement : c'est littéralement ce qui me motive à continuer le boulot.
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Propos recueillis par Tolotra Andrianalizah